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La microtoponymie par la géologie

Pourquoi vouloir faire intervenir la carte géologique comme outil d'analyse spatiale en toponymie ?

Non que les anciens aient eu de quelconques connaissances théoriques en sciences de la terre, reconnaissables dans les dénominations de lieux-dits.

Je reconnaîtrai quatre utilités :

  • mettre en évidence des corrélations directes,
  • mettre en évidence des corrélations indirectes,
  • repérer les distinctions géologiques que pratiquaient déjà les anciens,
  • infirmer des hypothèses sur des noms de plantes.

 

A la recherche de corrélations directes

Il peut arriver que l'analyse fine d'un microtoponyme par le cadastre mette en évidence une adéquation de limite entre l'ensemble des parcelles d'un même lieu-dit et une unité repérée sur carte géologique.

Je montrerai ici deux exemples, l'un pris dans la série {BELUSE} et l'autre dans la série {GOURLE}, tous deux en côte chalonnaise (4) :

La belouse vaux en pre copie 1
Vaux en pre ge ol

Le lieu-dit Belouse, cadastre napoléonien, commune de Vaux-en-Pré

(Archives départementales de Saône-et-Loire)

L'affleurement de roche, signalé en violet sur la carte géologique,

se superpose au lieu-dit

Aux groulets cheno ves copie
Groulets carte ge ol

Le lieu-dit Groulets, cadastre napoléonien, commune de Chenôves

(Archives départementales de Saône-et-Loire) …

… et sa superposition sur la carte géologique

A la recherche de corrélations indirectes

Beaucoup d'éléments pouvant servir à caractériser un lieu-dit sont indirectement liés à la géologie, c'est à dire aux roches du sous-sol :

La richesse en argile : un sol constitué au-dessus d'une couche géologique identifiée comme "argiles" pourra être qualifié par l'agriculteur d'argileux : lourd, difficile à labourer, ressuyant mal, etc. La richesse en argile interpelle évidemment aussi le briquetier, le potier.

La pierrosité de surface : elle est évidemment très importante pour l'agriculteur, et elle est souvent corrélée avec la roche du sous-sol. Pierres en galets ou tranchantes, pierres plus ou moins dures, pierres plus ou moins grosses, à touche-touche ou espacées, etc, sont des caractères qui ont pu permettre des dénominations de lieux-dits, pour peu que des hétérogénéités soient aisément repérables dans la zone.

La richesse en sable, que ce soit pour l'agriculteur comme pour d'autres corps de métier (bâtiment, verrerie).

Autres exemples de corrélations indirectes, choisis autour de chez moi :

  • lieux-dits {EN FOSSE}. La carte géologique montre qu'ils sont tous situés sur Jurassique supérieur. Effectivement, ces lieux-dits repèrent l'existence de dolines karstiques (dépressions en entonnoir dues à l'érosion par infiltration de l'eau dans le calcaire). Ces dolines ne se forment, chez nous, que dans les calcaires blancs du jurassique supérieur, jamais dans les calcaires détritiques du jurassique moyen.
  • lieux-dits {LAVÈRES}. Les "laves" sont chez nous les pierres plates qui servaient à couvrir les toitures. On ne les trouve pas partout. La localisation des "lavères" est en corrélation avec la présence des calcaires du jurassique moyen (Aalénien, Bajocien et Bathonien).
Cadole
Lave re copie

Une "cadole" dans les vignes avec son toit en "laves" (71-Saules)

Une lavère (sur les hauteurs de Saules)

Vous avez dit calcaire ?

A quelle période de l'histoire faut-il faire remonter la distinction, fondamentale en géologie, entre roches calcaires et roches non calcaires ?

  1. La littérature nous apprend que les gaulois pratiquaient le marnage des terres, c'est à dire l'apport, sur un sol ayant un déficit en calcium (le calcaire est constitué majoritairement de carbonate de calcium), de marne, roche meuble constituée d'un mélange intime d'argiles et de calcaire.
  2. Les romains utilisaient la chaux, et possédaient un mot pour désigner le calcaire : calx, calcis. Rappelons que la chaux est obtenue par calcination du calcaire. La distinction calcaire / non calcaire n'est pas une évidence : certains calcaires sont plus résistants à la cassure que des grès ou des granites (non calcaires).
  3. Il est donc légitime d'accepter que l'opposition calcaire / non calcaire puisse se retrouver en microtoponymie.

 

Végétation et géologie

 Le toponymiste se doit de connaître la liste des plantes courantes qui sont liées à la géologie. Le caractère à prendre en compte est la présence ou l'absence de calcaire dans le sol et le sous-sol :

  • Plantes calciphiles : elles poussent sur le calcaire, et on ne les trouvera jamais sur terrain acide :

La plus connue, la plus emblématique, est le buis, mais il en existe d'autres, qui sont des marqueurs de la présence de calcaire : la germandrée petit-chêne (Teucrium chamædrys) qui est une plante médicinale ; la viorne mancienne (Viburnum lantana) dont les rameaux souples et incassables servaient à faire des liens de fagots ; la bugrane épineuse (Ononis spinosa) dont le nom vernaculaire "arrête-bœufs" montre que la rapide colonisation par ses racines très résistantes posait problème au cultivateur ; les laîches (Carex sp.) dont les feuilles en lanières servaient en vannerie ; la garance (Rubia tinctoria) dont la racine est tinctoriale ; le sainfoin (Onobrychis sativa) ; le fragon ou petit houx (Ruscus aculeatus) si original et décoratif ; en zone méditerranéenne, le trèfle bitumineux (Bituminaria bituminosa) à odeur si particulière.

  • Plantes acidiphiles ou calcifuges : elles poussent sur terrain acide, et on ne les trouvera jamais sur substrat calcaire :

Le houx, le châtaignier, les joncs (Juncus sp.), le bouleau, les bruyères (Calluna vulgaris, Erica sp.), la digitale pourpre, le genêt à balais (Cytisus scoparius).

 

Le toponyme Beluse, essentiellement sur calcaire, ne peut être expliqué prioritairement par Betulosa "endroit où pousse le bouleau" (de Betula "bouleau") comme je l'ai déjà vu écrit.

Les lieux-dits Balas, Balay situés sur calcaire ne peuvent être expliqués par une référence à balai, nom ancien (gaulois ?) du genêt à balais.

Si le terme Bruyère est repéré sur calcaire, cela signifie que ce terme ne désignait pas les plantes que nous appelons bruyère, mais un type de végétation de zone inculte ou laissée à l'abandon.

Un exemple d'analyse spatiale végétation / géologie : le toponyme CHAUME

Tout le long de la côte Bourguignonne, en gros de Dijon à Mâcon, existe sur les hauteurs le type toponymique CHAUME : les chaumes, la chaume. Il s'agit de zones non cultivées, souvent à statut communal, à végétation rase, correspondant le plus souvent à l'appelation française de "pelouse calcaire".

Plus qu'un toponyme, c'est une entité en soi : quand on dit : "il est parti sur les chaumes", tout le monde comprend localement que la personne n'est pas allée précisément au lieu-dit les chaumes, mais sur les hauteurs, sur les prés secs non boisés.

Questionnement : intuitivement, la dénomination chaume est fortement corrélée à plusieurs éléments simultanément :

  1. la situation topographique : les chaumes sont très généralement en hauteur,
  2. la géologie : les chaumes sont très généralement sur calcaire,
  3. l'usage : les chaumes sont souvent communales,
  4. la végétation : les chaumes sont le plus souvent des prés ras,
  5. le sol : les chaumes sont très généralement sur sol squelettique.

Existe-t-il un caractère prédominant lié au toponyme chaume ?

Seule une analyse cartographique fine, topographique et géologique, permet de tenter la mise en évidence.

  • Le croisement entre carte topographique et carte géologique nous fait remarquer, à l'ouest de la côte chalonnaise, plusieurs toponymes chaume sur zone non calcaire.
  • S'il existe une chaume située sur plateau calcaire en situation basse (Commune de Germagny, S&L), toutes les chaumes sont bien situées sur des hauteurs.
  • Les chaumes ne sont pas nécessairement sur les sommets.
  • Certaines chaumes, par exemple celles sur granite en Saône-et-Loire ont un sol qui n'est pas si mince : la photo aérienne permet de voir qu'elles sont actuellement labourées.

C'est l'élargissement de l'étude à d'autres régions qui permet d'avancer des hypothèses :

Je reconnais dans le toponyme cham, très présent dans les Cévennes (Lozère, Ardèche, Gard) un équivalent du bourguignon chaume. Voici comment se situent les {CHAM} :

  • ils sont situés en altitude,
  • ils sont loin de concerner uniquement des sommets,
  • ils sont rarement sur calcaire,
  • ils sont peu escarpés, et accessibles.

Cliquez ici pour accéder à un échantillon de cham cévenols.

Cette pré-étude me fait suggérer l'hypothèse, qui sera peut-être creusée un jour, que les chaumes soient des restes toponymiques d'estives à mouton. L'usage collectif des estives ovines est probablement très ancien, remontant peut-être même au néolithique. Et ce pour plusieurs raisons : premièrement parce qu'il est fort probable que les éleveurs se soient rapidement rendu compte que les pâturages extensifs secs d'altitude donnaient de meilleurs résultats, ce qui est explicable par la moindre pression parasitaire (parasites gastriques) dans ces terrains. Deuxièmement car les moutons, contrairement aux bovins, se gérent par troupeaux, et non individu par individu, notamment pour ce qui concerne la reproduction. Troisièmement parce qu'envoyer les moutons sur les hauteurs en été permettait d'empêcher les troupeaux de ravager les cultures. Quatrièmement car le mouton était indispensable : il permettait de fournir la laine nécessaire aux vêtements chauds (l'usage de la laine pour les vêtements est très ancien : "Les moutons à laine sont introduits en Europe depuis le Proche-Orient au début du 4ème millénaire av. J.-C. Le plus ancien textile de laine européen connu, vers 1500 av. J.-C., est conservé dans un marais danois". Lien). Cinquièmement car la gestion collective d'un troupeau unique permet de mieux s'organiser face à la prédation du loup.

On notera l'utilisation fréquente de cham au féminin dans les Cévennes. En Bourgogne, on fait bien la différence entre "la chaume" et "le chaume". Cham et chaume sont également féminin dans les Vosges (les hautes chaumes, désignant les zones d'altitudes non boisées) ainsi qu'autour de Grenoble (le sommet de Cham chaude, Chamrousse).